L'affiche de Kemtiyu, un documentaire sur Cheikh Anta Diop du Sénégalais Ousmane William Mbaye. mai 30

«Kemtiyu», un documentaire qui explore l’œuvre de Cheikh Anta Diop

Le cinéaste sénégalais Ousmane William Mbaye vient de réaliser Kemtiyu, un documentaire sur Cheikh Anta Diop, l’auteur du célèbre Nations nègres et culture. Le film sera projeté dans les prochaines semaines à l’université de Dakar, qui porte le nom de ce savant qui a marqué son époque, de 1923 à 1986, mais qui reste méconnu. Produit avec le soutien de TV5 Monde,Kemtiyu sera traduit en 30 langues et diffusé sur cette chaîne de télévision à partir de décembre 2016.

Intitulé Kemtiyu (ou « Négritie, pays des Noirs », le nom que les Egyptiens se donnaient dans l’Antiquité), ce documentaire de 90 minutes retrace avec force documents, sensibilité et précision le parcours de Cheikh Anta Diop, érudit sénégalais. Fort en maths, en philo, en chimie, en linguistique et en égyptologie, il a été le premier à avoir traduit les mathématiques en wolof, la langue nationale du Sénégal. Il a aussi été un opposant à Léopold Sédar Senghor, sous la présidence duquel il a été marginalisé.

Photos de jeunesse et de famille, entretiens avec des proches au Sénégal, en France et aux Etats-Unis, bande-son très inspirée du jazzman américain Randy Weston… Le réalisateurOusmane William Mbaye s’est lancé dans un travail sur la mémoire. Il a signé de nombreux documentaires sur des figures du passé, dont l’avant-dernier, Président Dia, en 2013, traite du parcours de Mamadou Dia, ancien président du Conseil et bras droit de Senghor, accusé de coup d’Etat en 1962 et envoyé au bagne. Avec cette nouvelle œuvre sur une autre figure de l’histoire du Sénégal, il livre un document passionnant et précieux. D’autant que beaucoup se réclament de Cheikh Anta Diop dans le monde noir sans forcément l’avoir lu ni compris.

« Je me suis rendu compte que nombre de jeunes Africains le citent mais ne le connaissent pas, explique Ousmane William Mbaye. Cela m’a paru pertinent de revenir sur cet homme qui a brassé tellement de connaissances durant sa vie à un moment où on l’oublie. Faire son portrait m’a semblé nécessaire, pour donner envie à la jeunesse africaine d’aller mieux fouiller son œuvre ».

Une part des « afrocentristes » américains le vénèrent pour avoir rappelé, preuves scientifiques à l’appui, que l’Afrique est le berceau de l’humanité et que la civilisation égyptienne des Pharaons était Nègre. Ils verront sa femme, Louise Marie Diop Maes, une Française (motif de déception chez certains Africains-Américains radicaux), disparue le 4 mars dernier, le dernier jour du mixage du film, revenir sur le passé. Plus préoccupée par l’œuvre que par la vie personnelle de son époux, elle se souvient (dans le film) de leurs années quarante au Quartier latin, près de la Sorbonne. « Je l’ai rencontré dehors, il m’a demandé un renseignement. On s’est revus par hasard, ce n’est pas plus compliqué que ça ! Finalement, on a décidé de se marier ».

« Un esprit extraordinairement rebelle »

Le film a été réalisé avec le soutien et la complicité des fils de Cheikh Anta Diop qui ont ouvert les archives familiales. D’anciens copains de faculté témoignent avec émotion : « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi ouvert, d’aussi joyeux, d’aussi fort et d’aussi intelligent », affirme l’ami chimiste Edouard Edelmann, dont les mots font écho à l’hommage vibrant de Platon à Socrate, dans un autre temps.

Boubacar Boris Diop, intellectuel sénégalais, rappelle que Cheikh Anta Diop, « un esprit extraordinairement rebelle », a non seulement écrit les mathématiques en wolof, mais aussi inventé l’alphabet du wolof et ceux d’autres langues africaines. « A l’époque, il s’agissait de parler latin ou grec ! Césaire avait évoqué les élites africaines décérébrées, mais le cerveau de Cheikh Anta Diop est resté intact du premier au dernier jour ! ».

En 1960, il soutient sa thèse à la Sorbonne, avant de rentrer définitivement au Sénégal, tout juste indépendant. Le jury de thèse français mentionne que le contenu de son travail ne doit pas faire l’objet d’un enseignement dans les colonies…

Cheikh Anta Diop va payer le prix de sa droiture intellectuelle, qui l’incite à écharper les « théoriciens de salon du colonialisme, les ethnologues ». Soutenu par Théodore Monod à l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) à Dakar, il monte son laboratoire de datation au carbone 14, se contente d’un salaire deux fois moins important que celui d’un assistant à la faculté, où il n’est pas invité à enseigner, et s’engage en politique « par devoir, explique sa femme. Son œuvre a posé les fondements d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire, en 1960,rappelle-t-elle. C’est un programme, il suffit de le prendre et de l’appliquer ».

Opposant à Senghor

Le documentaire retrace le parcours d’un homme intègre, refusant les postes ministériels et la moindre compromission avec le pouvoir, se faisant arrêter à Djourbel dans le berceau du mouridisme où il a grandi. Il a fondé son parti dans la clandestinité en 1976, le Rassemblement national démocratique (RND), poussant Senghor à accepter le pluripartisme et à passer la main en 1981.

Dans le même temps, il est sollicité par Amadou Makhtar Mbow, directeur général de l’Unesco de 1974 à 1987, pour l’écriture de l’Histoire générale de l’Afrique, vaste entreprise lancée en 1964 pour « remédier à l’ignorance généralisée sur le passé de l’Afrique », selon l’agence onusienne. Avant toute chose, il demande la tenue d’un colloque international au Caire, qui se tient du 28 janvier au 3 février 1974, pour confronter ses idées à celles des égyptologues occidentaux, bien obligés de reconnaître la justesse de sa thèse : l’Egypte est africaine.

En donnant un contrepoint critique d’un universitaire français qui estime que Diop a « amené de la race dans la science », le film fait œuvre d’utilité publique. Il comble une lacune et remet d’équerre un pan essentiel de la mémoire du Sénégal.

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